Le Cully Jazz, un festival intergénérationnel (2è partie)
Écrit par sur 26 avril 2025
Depuis plus de 40 ans, un petit village suisse résiste à l’uniformisation des couleurs sonores. À contre-courant des programmations consensuelles, le Cully Jazz Festival provoque les rencontres, malaxe les styles et renouvelle notre écoute. De Chucho Valdès à Aja Monet, d’Eric Bibb à Ashley Henry, les audaces de ce rendez-vous printanier au bord du lac Leman documentent l’air du temps et nous invitent à la curiosité.
Au fil des décennies, nous avons vu les grandes figures vieillir, parfois disparaître, et les jeunes talents surgir et nous épater. Du 4 au 12 avril 2025, nous avons perçu cette transmission patrimoniale lors d’un festival éclectique qui réunissait, sans distinction, des artistes de tous âges et de toutes cultures. Ce chassé-croisé entre jeunes loups et vieux briscards a rythmé la 42è édition du Cully Jazz. Chucho Valdès (83 ans) et Ashley Henry (33 ans) symbolisent ce renouvellement progressif des générations. Ils sont tous deux d’origine caribéenne, ils sont tous deux pianistes, 50 ans les séparent et, même si leur approche du jazz est évidemment différente, elle repose sur un respect total de l’histoire et des cultures ancestrales. « Je lis actuellement la biographie de Thelonious Monk par Robin Kelley et j’ai découvert que Monk passait tout son temps dans un quartier de New York où la communauté antillaise résidait. D’ailleurs, deux de ses compositions de l’époque, «Bye ya» et «Bemsha Swing», flirtent avec les racines caribéennes qu’il avait certainement entendues sur place. On y perçoit clairement l’influence de la Barbade. Je pense que son batteur, Denzil Best, y est pour quelque chose car il était lui-même caribéen. C’est amusant de se dire que les influences culturelles parviennent toujours à s’immiscer dans la musique et l’art en général. Et je veux, à mon tour, m’en faire l’écho avec la touche de modernité de ma génération. » (Ashley Henry sur RFI)
L’album du pianiste Ashley Henry s’intitule Who We Are (Qui nous sommes). Cette quête d’identité passe nécessairement par une lecture révérencieuse de l’engagement citoyen inspiré des aînés. Les ornementations très modernes du swing actuel n’interdisent pas l’hommage. Ashley Henry en a pleinement conscience et s’est autorisé à adapter un classique de Nina Simone, « Mississippi Goddam », véritable brûlot contre la ségrégation raciale au cœur des années 60. « Je voulais d’abord transmettre le message initial de Nina Simone à ma génération. Quand je l’ai découverte, j’ai trouvé que ses mots étaient très puissants et tellement d’actualité ! Le combat pour la liberté à l’échelle internationale est toujours très vivace. Les injustices se poursuivent et cette chanson a même dépassé son intention première. Elle aborde finalement de nombreux sujets et je voulais perpétuer cet engagement en la réinterprétant à ma manière. Je voulais rester en phase avec mon époque et ma vision de la musique. Il me paraissait illusoire de la chanter comme l’aurait fait Nina Simone. Certes, sa version est très vibrante, mais elle s’inscrit dans une époque qui n’est plus la mienne. Je voulais actualiser son message. » (Ashley Henry à Cully en avril 2025)
À écouter aussiLe Cully Jazz, un festival intergénérationnel (1ère partie)
Les artistes des années 2020 ont le devoir de maintenir cet esprit frondeur qui anime les grands créateurs. Ashley Henry y veille et le revendique. Son implication épouse finalement celle de ses prédécesseurs. Chaque instant d’une vie est un enjeu. L’illustre pianiste cubain Chucho Valdès incarne cette volonté farouche de célébrer la force expressive des musiques afro-planétaires. Sa destinée est le récit d’un peuple dont les tribulations séculaires ont nourri la grandeur. Ses racines culturelles sont multiples et plus vaillantes que jamais. « Je pense que la musique est un langage universel que nous pouvons tous comprendre. Nous pouvons aisément jouer tous ensemble sans même avoir répété. Les racines cubaines ont toujours été un mélange de cultures diverses. Il y a les musiques afro-cubaines, mais aussi les musiques euro-cubaines, car il y a chez nous des descendants africains et européens. Mon dernier album, Cuba & Beyond, est un condensé de plusieurs époques. Du Danson jusqu’à la Habanera, en passant par la Conga, le Bolero, le Sòn cubain. Tous ces rythmes sont parvenus jusqu’au XXIè siècle avec l’apport de nouveaux éléments comme le jazz et surtout l’improvisation. N’oublions pas, non plus, la culture yoruba qui est partie intégrante des traditions cubaines. » (Chucho Valdès au micro de Joe Farmer)
Chucho Valdès est un éternel étudiant. Ce fringant octogénaire a conservé cet engouement curieux et juvénile qui l’a hissé au rang des maestros de notre temps. Finalement, que l’on ait 33 ans ou 83 ans, c’est l’enthousiasme et la candeur qui permettent de surmonter les obstacles et de rester pertinent. « Qu’ai-je donc appris ? J’ai appris beaucoup de choses. J’ai passé ma vie à chercher en quelque sorte. Je suis allé en Afrique et, bien évidemment, aux États-Unis et à Cuba, dans les recoins les plus reculés où l’on percevait encore les racines africaines de notre musique qui ne sont pas bien étudiées d’ailleurs. J’ai beaucoup appris d’autres musiciens : Herbie Hancock, Chick Corea, Keith Jarrett et même Cecil Taylor. Ce que j’ai développé repose sur leur patrimoine musical. Je pense également aux prestations de Quincy Jones ou au groupe de Miles Davis. Et j’ai toujours dans l’oreille les œuvres de Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Debussy, Franz Liszt, Ravel, Mendelssohn, tous ces grands compositeurs sont à mes côtés. » (Chucho Valdès à Cully, le 04 avril 2025)
Ashley Henry et Chucho Valdès appartiennent à une lignée d’artistes attachés à la préservation d’un idiome culturel intangible. Leur implication sincère transcende les générations et leur musicalité respective révèle cette aspiration à chérir cette flamme vitale au-delà du temps qui passe.
Titres diffusés cette semaine :
– Tin Girl, Ashley Henry (Naïve Records)
– Mississippi Goddam, Ashley Henry (Naïve Records)
– Take it higher, Ashley Henry (Naïve Records)
– Punto Cubano, Chucho Valdès (Inner Jazz Records)
– Armando’s Rhumba, Chucho Valdès (Inner Jazz Records)
– Mozart a la Cubana, Chucho Valdès (Inner Jazz Records)
– Tatomania, Chucho Valdès (Inner Jazz Records).