Le Cully Jazz, un festival intergénérationnel (1ère partie)
Écrit par jean-josé Caddy sur 19 avril 2025
Depuis plus de 40 ans, un petit village suisse résiste à l’uniformisation des couleurs sonores. À contre-courant des programmations consensuelles, le Cully Jazz Festival provoque les rencontres, malaxe les styles et renouvelle notre écoute. De Chucho Valdès à Aja Monet, d’Eric Bibb à Ashley Henry, les audaces de ce rendez-vous printanier au bord du Lac Leman documentent l’air du temps et nous invitent à la curiosité.
Le bluesman afro-américain Eric Bibb est un conteur né qui, depuis plus de 50 ans, narre son quotidien avec charme et sensibilité. Ce fringant septuagénaire n’a jamais lâché son bâton de pèlerin et veille à transmettre une parole positive pour éloigner les nuages noirs de notre temps. Le 6 avril 2025 à Cully en Suisse, il se produisait, seul à la guitare, dans un temple protestant du XVIe siècle. Sans aucune amplification, ses mots et ses notes résonnaient comme autant de bienveillantes injonctions à célébrer la vie face à des ouailles et spectateurs conquis par tant de délicates attentions musicales. Eric Bibb est un homme de paix dont l’histoire personnelle épouse celle des combattants de la liberté.
« Il est clair que je suis un enfant des années 60. J’ai grandi à une époque où le mouvement « peace and love » était à son apogée. Nous pensions pouvoir changer le monde. Nous étions bien naïfs, mais cela a fait germer en moi un sentiment d’espoir indéfectible. J’ai toujours pensé, depuis cette époque, que les gens bien intentionnés cherchent toujours à faire avancer la société. Nous vivons à une époque où le passé semble vouloir nous rattraper d’une manière assez dramatique. Ce à quoi nous assistons actuellement est le résultat de ce que j’appelle la politique de l’autruche. Notre histoire a été distordue au fil des décennies. Nous l’avons ignorée, nous nous en sommes échappés, nous l’avons effacée de nos livres d’histoire. Ce fut une sacrée erreur. Et cette erreur nous saute aux yeux aujourd’hui. Ce que nous voyons aux États-Unis est le résultat de cet aveuglement. Je dis toujours : « Les choses s’aggravent avant qu’elles ne s’améliorent ». Peut-être notre avenir sera-t-il encore plus éprouvant ? Mais je suis convaincu, qu’un jour ou l’autre, nous retrouverons une sagesse collective ».(Eric Bibb au micro de Joe Farmer)
Sur son dernier album, In the real world, Eric Bibb continue de défendre une vision idéaliste d’un monde débarrassé de tous les préjugés. Sans être un ingénu, il veut croire en la bonté universelle et martèle inlassablement son discours en se référant aux grands anciens, à ses aînés, dont il tire chaque jour les enseignements. La chanson Dear Mavis est un hommage vibrant à l’une des étoiles scintillantes de la lutte du peuple noir, l’illustre Mavis Staples. « Elle tient une place énorme dans mon cœur ! Mavis Staples est une grande chanteuse, une prêtresse, le cœur battant de l’humanité, elle est une artiste dans le sens le plus honorable du terme. Elle incarne tout ce qu’une reine de l’art vocal doit être, tant dans sa vie que sur scène. Elle est issue d’une famille qui n’a cessé de défendre une culture, mais, aussi et surtout, un mode d’expression revendicateur et positif. Ce mélange d’activisme, de prières et de musique, est un exemple que je n’ai jamais cessé de suivre. Je me sens totalement lié au discours de Mavis Staples. Cette femme est en mission pour le bien de l’humanité. Son histoire en est une preuve formelle. Elle a toujours cherché à ce que ses contemporains expriment leur vraie identité. Les gens qui sont dignes de confiance, comme Mavis Staples, connaissent aussi des moments de doute, des moments de peur terrible, mais ils résistent grâce à une foi indéfectible en l’homme. Ils croient profondément à la vie sur terre et aux bienfaits de cette existence. Je partage totalement la mission que s’est assignée Mavis Staples. Musicalement, cette femme est un génie, elle est une grande chanteuse, elle sait vous dire avec sincérité tout ce qu’elle a sur le cœur. Elle est véritablement mon mentor ».(Eric Bibb à Cully, le 06 avril 2025)
La mélodieuse poésie d’Éric Bibb épouse son engagement citoyen. Chacune de ses déclarations, de ses compositions, de ses apparitions en public, est méticuleusement travaillée. Il ne laisse rien au hasard pour que l’émotion l’emporte. Les quelques dizaines de privilégiés ayant assisté à son prêche musical au temple de Cully ont certainement ressenti la profonde spiritualité de ce troubadour attachant.
La force expressive de la poétesse new-yorkaise Aja Monet est tout autant frissonnante. Elle aussi milite pour une prise de conscience collective de nos comportements, réflexes et jugements erronés. À 37 ans, elle symbolise cette génération de jeunes adultes pétris de convictions souvent malmenées par la violence du réel qu’elle ne nie pas, mais dont elle cherche à se soustraire pour vivre pleinement ses aspirations. Elle n’est évidemment pas la première à lire à haute voix les tourments de son existence, mais sa verve doit impérativement épouser l’air du temps.
« Je ne sais pas si je reprends le flambeau des grandes figures d’antan, mais je suis honorée lorsque l’on me compare à elles. Cela indique qu’un lien certain a traversé le temps, mais il y a de nouveaux combats à mener, de nouveaux défis à relever, nous devons apprendre à affronter le monde cruel dans lequel nous vivons, il faut que nous trouvions notre chemin au milieu des orties. Nous devons apprendre qui nous sommes réellement, à qui nous voulons parler et quel est notre but. Regarder dans le passé est utile, car il nous apprend sur notre présent et peut-être sur les erreurs à ne pas commettre dans l’avenir, mais nous vivons à une autre époque et les conditions sociales ne sont pas vraiment les mêmes. Nous devons donc essayer de faire évoluer encore plus les mentalités, car nous faisons partie d’un processus évolutif. Le temps est linéaire. Le passé, le présent et l’avenir sont indissociables. Il se trouve que les musiciens et les artistes ont une sensibilité particulière qui leur permet de ressentir plus intensément le trouble qui gagne nos sociétés. Les artistes perçoivent l’instant présent comme l’un des maillons d’une épopée qui nous dépasse ».(Aja Monet au micro de Joe Farmer)
Aja Monet ne chante pas. Elle déclame des vers avec ferveur et détermination. Sa prestation au Next Step de Cully a surpris les festivaliers qui ne s’attendaient peut-être pas à vivre une expérience sensorielle si fascinante. Soutenues par un trio jazz irréprochable, les incantations cinglantes de cette brillante oratrice ont marqué les esprits sans qu’aucune impression de monotonie ne décourage l’écoute attentive. Le tempo des mots parvint à séduire sans effort les oreilles curieuses du public suisse. « La poésie, comme beaucoup d’autres formes d’expression, repose sur une technique d’interprétation. Les allitérations, les syllabes, les rimes, le rythme, tout cela est musical et vous apprend à faire chanter les mots. Cela permet aussi d’élever le niveau de langage. La plupart des poèmes, s’ils sont bien écrits, ont une indéniable dimension musicale et, vous le savez mieux que personne, car la langue française est très musicale. Vous attachez d’ailleurs beaucoup d’importance aux intonations en France. La musicalité du Français est incroyablement expressive. Quand je m’y essaye devant un public français, il y a toujours un spectateur prêt à me reprendre sur mes intonations. Cela prouve que chaque langue est une musique que votre oreille capte instantanément. Les Français y sont très sensibles. Cela est d’ailleurs valable pour d’autres langages. L’arabe ou l’hindi sont également des langues très musicales. Même si vous ne comprenez pas le vocabulaire d’un interlocuteur étranger, vous pouvez percevoir l’intention d’un propos à travers la musicalité de son langage. Un accent plus prononcé ou le rythme des mots créent cette énergie qui traduit une émotion immédiatement perceptible. Les plus grands poètes pourraient indubitablement vous le confirmer ».(Aja Monet à Cully, le 05 avril 2025)
Plusieurs générations d’artistes inspirés se sont croisées au Cully Jazz Festival. Si leur perception du monde diffère parfois, leur volonté farouche de frapper les esprits est indéniable. Qu’ils aient 35 ou 75 ans, le propos est le même : un sentiment d’amour unitaire doit prévaloir !
Titres diffusés cette semaine :
► This River par Eric Bibb (Stony Plain Records)
► Dear Mavis par Eric Bibb (Stony Plain Records)
► I shall not be moved par Eric Bibb (DixieFrog Records)
► I am par Aja Monet (Metaphor Mermaid)
► Why my love par Aja Monet (Metaphor Mermaid)