Une histoire patrimoniale : les Caraïbes
Written by Eitel Basile Ngangue Ebelle | E.B.N.E on 24 août 2024
Délimiter l’espace caribéen est souvent périlleux car cette région du monde est une addition miraculeuse de cultures hybrides et de territoires ultramarins malmenés par l’histoire. Cette myriade de destinées populaires a donné naissance à une identité revendiquée. Pourtant, être Antillais, Jamaïcain, Trinidadien ou Cubain, ne peut se résumer à une simple affirmation unitaire. Les spécificités régionales, les idiomes locaux, les rythmes et harmonies, distinguent chaque créolité. Les musiciens en sont les garants.
Leyla McCalla est, certes, née aux États-Unis mais ses racines parentales la ramènent constamment à la source haïtienne de son expressivité. Chacun de ses albums distille cette émanation originelle qui inscrit son être tout entier dans une histoire patrimoniale façonnée par les soubresauts existentiels de ses ancêtres. Autrefois, à Port-au-Prince, la petite Leyla écoutait Radio Haïti chez sa grand-mère. Elle se souvient toujours aujourd’hui des voix et des musiques qui accompagnaient sa jeunesse auprès de ses aïeux. L’assassinat de Jean Dominique, directeur de cette antenne légendaire, le 3 avril 2000, suscitera tant d’émoi que Leyla McCalla imaginera un album partiellement composé d’archives sonores entendues sur cette station libre et indépendante. « Breaking the thermometer » sera l’écho de cette émotion vive qui ébranla les partisans de la liberté.
Haïti est une terre rebelle où défier le colonialisme est un combat ancestral. Le saxophoniste montréalais Jowee Omicil a fait paraître en 2023 un album destiné à panser les blessures. En remontant jusqu’au 14 août 1791, il convoque un passé redoutable quand les esclaves de Bois-Caïman, réunis lors d’une cérémonie vaudoue, envisagent déjà la fronde qui mènera à la révolution citoyenne de 1804 et à l’indépendance de ce pays meurtri. Toussaint Louverture, figure éminente de cet événement historique, n’est cependant pas le pilier de ce disque audacieux. L’intention artistique est davantage mue par un désir de guérison spirituelle que le free jazz peut nourrir. Ce jaillissement de notes multicolores est un cri libérateur que l’on doit accueillir avec candeur et compréhension.
Les territoires caribéens ont tous souffert du poids de l’oppression européenne. La Jamaïque, par exemple, fut très longtemps administrée par la couronne britannique. Les soulèvements populaires répétés furent souvent étouffés par la mainmise d’une violente tutelle. Lorsque le pianiste Monty Alexander voit le jour le 6 juin 1944 à Kingston, l’indépendance de la Jamaïque est encore loin d’être acquise. Les tensions politiques ne cessent de croître et poussent certaines familles à rejoindre les États-Unis. Le jeune Bernard Montgomery Alexander échappera donc à une jeunesse trop âpre en suivant ses parents à Miami et à New York. Pour autant, ses souvenirs d’enfant jamaïcain surgiront naturellement dans sa musicalité d’instrumentiste aguerri. À 80 ans, sa virtuosité de jazzman n’élude pas sa culture initiale. Comme nombre de ses contemporains caribéens, Monty Alexander a su conjuguer son goût pour le swing américain et son attachement au ska et au mento jamaïcains.
Questionner son identité n’est pas forcément un acte délibéré. Souvent, une parole ou une mélodie suffit à révéler l’essence d’une tradition. Georges Granville ne revendique pas ses liens avec la Martinique, il les laisse apparaître. Son jeu au piano dévoile sans ostentation une culture antillaise certaine mais il ne l’impose pas. Son album Perspectives nous laisse vagabonder dans son cheminement mélodieux. Les Beatles croisent Chick Corea, le Bèlè semble circonvoluer avec Keith Jarrett. Cette créolité crédule est peut-être le dénominateur commun à toutes les composantes de l’identité caribéenne.
Le site de Leyla McCalla
Le site de Jowee Omicil
Le site de Monty Alexander
Le site de Georges Granville.